« ça vous est arrivé personnellement ? »

Une petite réflexion sur les rapports du réel et de la fiction en littérature
Samedi 4 juin 2022

La semaine écoulée a été marquée par le grand événement des rencontres régionales. Chaque région a pu échanger avec les quatorze auteurs. Les questions sur le titre du roman, les personnages ou les méthodes de l’écrivain ont fusé, et obtenu des réponses souvent très instructives de la part des auteurs. Parmi ces questions, il y en a une qui revient avec une fréquence remarquable : nombreux sont les lecteurs qui cherchent à savoir quelle est la part personnelle mise par les auteurs dans leur roman. Et il est vrai que la question est encore plus tentante quand on rencontre en chair et en os (même de façon numérique !) des auteurs vivants, capables de répondre de leur œuvre et de préciser l’origine de telle scène ou tel personnage.

M.M. Sarr, Ch. Angot, M. Pourchet, Ph. Jaenada, invités des RRGL 2021

Ce n’est pas qu’une simple « curiosité », bien sûr. N’en va-t-il pas de la définition de la littérature et du principe même du Prix Goncourt ? Mathilde, membre du comité de rédaction du Journal des lycéens, élève du Lycée Renan, à St Brieuc (Côtes d’Armor, 22), a réfléchi à cette question :

« Chaque biographie est une histoire universelle » a dit l’écrivain français Bernard Groethuysen.

Le prix Goncourt a été créé en 1863 par les frères Edmond et Jules de Goncourt : ils souhaitaient qu’après leur mort les revenus de leurs biens soient utilisés pour rémunérer dix auteurs, à hauteur de 6.000 francs or par an et pour décerner un prix annuel de 5.000 francs or. Le but inscrit dans le testament de l’un des deux frères était de « récompenser le meilleur ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année ».

Ces derniers années, nous pouvons constater que de nombreux romans sélectionnés par l’Académie ou les romans primés eux-mêmes ont un matériau largement autobiographique. Dès la deuxième édition, une autobiographie a remporté le Prix et huit autres œuvres du même genre l’ont suivie dans l’histoire du Prix. En 2020, on peut citer dans la sélection Yoga d’E. Carrère, Saturne de S. Chiche, Thésée de C. de Toledo. Cette année, en 2021, on peut citer à nouveau Le Voyage dans l’Est de Ch. Angot, Les enfants de Cadillac de F. Noudelmann, La Carte postale d’A. Berest ou S’adapter de C. Dupont-Monod. Correspondent-ils alors à ce qui est stipulé dans le testament ? Répondons que, bien qu’ils puisent dans l’histoire personnelle voire familiale des auteurs, ces titres portent bel et bien sur la couverture la mention « roman », et non la mention « récit ».

L’explication serait peut-être qu’on a peu à peu élargi l’idée d’ « ouvrage d’imagination », qui serait pure fiction et seulement pure fiction, pour se rapprocher de celle de "roman". La définition du roman est "travail en prose racontant une histoire" ; la définition de la biographie, c’est "récit de la vie d’une personne". La biographie constitue donc bien l’un des genres possibles du roman, parce qu’il y a narration.

Nous pouvons donc nous interroger sur la façon dont un auteur écrit sa biographie, comme il écrirait toute biographie : il puise dans un matériau qui n’est pas entièrement fictif, mais il en fait une fiction. Par exemple, M. M. Sarr fait une fiction à partir de la vie de Yambo Ouologuem, à qui il dédie son livre ; Yambo Ouologuem a bel et bien existé, mais T. C. Eliman, son double fictif, est, justement, un double fictif : il appartient à la fiction et au projet romanesque de l’auteur. De même, Ph. Jaenada reconstitue la vie des protagonistes de l’affaire Luc Taron, mais son roman ajoute un personnage aux faits : celui du romancier, d’un romancier, double de lui-même, en train de mener la contre-enquête.

Que se passe-t-il quand un auteur travaille sur des souvenirs et des expériences personnelles ? De toute évidence, il ne peut se souvenir de tout dans les moindres détails, sa mémoire peut lui jouer des tours en le trompant sur la chronologie des faits ou sur d’autres aspects … Les trous de la mémoire peuvent être comblés, soit inconsciemment par des événements extérieurs, soit consciemment afin de rendre le texte plus compréhensible, plus cohérent, plus parlant pour le lecteur, ou plus dicible pour l’auteur. On peut penser au travail littéraire d’E. Fottorino dans Parle tout bas, par exemple.

Et il y a aussi le cas où l’expérience personnelle est complètement transposée : c’est ce qu’ont bien expliqué, lors de ces Rencontres, M. Pourchet, pour Feu ou A. Desarthe, pour L’éternel fiancé.

D’ailleurs, un souvenir raconté par une personne est subjectif : le point de vue et le récit varieraient sans doute si ce même épisode était raconté par une autre personne ayant également vécu les faits. Autres détails, autres ressentis : c’est ce que montre C. Dupont-Monod dans S’adapter ; chaque chapitre montre trois façons de s’approprier un même passé familial.

On voit donc bien que l’écriture même inspirée de l’autobiographie, étant remplie de récits fictifs et de choix dans la façon de raconter, se rapproche effectivement du roman.

Au final, que le roman soit basé sur des faits réels ou sur des éléments tout droit sortis de l’imaginaire de l’auteur, le plus important est le plaisir qu’a le lecteur à sortir de lui-même pour se plonger dans d’autres personnages et d’autres situations, le plus important ce sont les émotions que cette expérience procure au lecteur.

N’est-ce pas pour ces raisons qu’on décerne le prix Goncourt à un auteur et son roman ?